On continue à explorer le livre Inferior d’Angela Saini avec une question cruciale : pourquoi le patriarcat ? D’où ça vient ?
La réponse est contre-intuitive.
Avant d’avoir la réponse, pose-toi la question : qu’est-ce qui explique que les hommes aient dominé les femmes ?
La domination masculine ne vient pas d’où tu penses
Les chimpanzé mâles sont plus grands et plus forts que les femelles. Et ils les dominent.
Les lions sont plus grands et plus forts que les lionnes. Ils les dominent.
Les macaques mâles sont 20% plus grands que les macaques femelles. Idem.
À l’inverse, les hyènes femelles sont plus grandes que les hyènes mâles. Les femelles dominent.
Les mantes religieuses femelles sont plus grandes que les mantes mâles. Et là c’est de l’archi-domination qui va jusqu’à les manger pendant l’accouplement.
Bon bah alors… c’est simple ? Les mâles dominent quand ils sont plus grands que les femelles et vice-versa ?
Non.
Déjà, il y a plein d’espèces où il n’y a tout simplement pas de domination d’un sexe sur l’autre. Peu importe les tailles.
Mais surtout, il y a des espèces où c’est l’inverse.
Les bonobos femelles dominent les bonobos mâles, alors qu’elles sont plus petites.
Le hamster chinois, le lémurien à queue annulaire et le ouistiti pygmée ont tous des femelles plus petites qui dominent les mâles.
Chez les éléphants, ce sont carrément des matriarchies : des structures sociales où le pouvoir est détenue par les femelles. Alors que les éléphants femelles sont quasiment deux fois plus petites et légères que les éléphants mâles.
Il n’y a donc pas de lien, dans la nature, entre la taille et la domination.
Quel est le secret de la domination ?
Alors, si c’est pas la taille, c’est quoi ?
Et bien réfléchissons à la domination de notre espèce sur les autres.
Si c’était la taille, comment expliquer que les humains dominent les autres espèces ? On est quand même relativement petits, non ? Par exemple bien plus petits que des éléphants.
Aucun humain ne gagne en un contre un face à un lion ou même un hippopotame.
Si… avec un fusil.
Bah justement. Le fusil vient d’où ? De la collaboration. Tu as un fusil parce que plein d’humains avant toi ont collaboré pour l’inventer, puis le transmettre. Nous dominons les autres animaux car nous sommes capables de collaborer, de créer des sociétés.
Et donc, les espèces où les femelles sont dominées ce sont les espèces où elles ne coopèrent pas. Les espèces où elles dominent ce sont les espèces où elles coopèrent entre elles pour dominer les mâles.
Le point commun entre les espèces où les femelles sont particulièrement vulnérables à la violence masculine est qu'elles passent beaucoup de temps seules.
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Dans les sociétés patriarcales, une femme quitte presque toujours sa propre famille lorsqu'elle se marie et va vivre avec celle de son mari. La perte du soutien de ses proches la rend particulièrement faible face à la violence et à la répression. Et cette faiblesse est exacerbée lorsque les hommes forment des alliances entre eux et contrôlent les ressources, telles que la nourriture et les biens.
En fin de compte, c'est là que le bât blesse lorsqu'il s'agit de la domination des hommes sur les femmes. La coopération féminine fait la différence.
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Pour Amy Parish, les grands singes ne sont pas seulement une fenêtre sur notre passé possible, mais un exemple des différentes façons dont nous pourrions vivre à l'avenir. Son travail montre que la domination masculine n'est pas inévitable lorsque les femelles travaillent ensemble pour défendre leurs intérêts. Comme le font les bonobos.
Cela m'a certainement donné de l'espoir pour le mouvement féministe humain, me dit-elle. Le fait que nous puissions voir des femelles se lier les unes aux autres, maintenir ces liens et cette loyauté. Et qu'en fin de compte, elles détiennent le pouvoir au sein de leur groupe.
Je pense donc qu'elles sont un excellent modèle pour cela. Oui, les femelles peuvent être aux commandes. Elles peuvent contrôler les ressources. Elles n'ont pas besoin de passer par les hommes pour les obtenir. Elles n'ont pas à subir de violences sexuelles ou d'infanticides, tout cela parce qu'elles ont le dessus. Et elles y parviennent en restant fidèles à leurs amies féminines.
La domination masculine n’a pas toujours existé chez les humains
Nous imaginons parfois que l'égalité sexuelle est une invention moderne, un produit de nos sociétés éclairées et libérales. Pourtant, les anthropologues savent depuis longtemps que, dans de nombreuses sociétés, les hommes et les femmes vivent sur un pied d’égalité.
L'anthropologue Mark Dyble, basé à l'University College London, a étudié [deux communautés de chasseurs-cueilleurs]
Ses recherches révèlent un lien entre la structure sociale des communautés de chasseurs-cueilleurs et des niveaux élevés d'égalité sexuelle. Selon lui, cela prouve que l'égalité était une caractéristique de la société humaine primitive, avant l'avènement de l'agriculture et de l'élevage.
Non seulement il existe encore des sociétés avec une égalité sexuelle élevée mais, en plus, ce sont les sociétés qui ressemblent a priori le plus aux sociétés primitives : les chasseurs-cueilleurs.
On s'accorde aujourd'hui à dire que les sociétés de chasseurs-cueilleurs, sans être parfaitement égalitaires, étaient moins inégalitaires, notamment en ce qui concerne l'égalité des sexes", reconnaît Melvin Konner, professeur d'anthropologie
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Les communautés qu'il a étudiées sont très peu spécialisées dans les rôles, dit-il. Il n'y a ni marchands, ni prêtres, ni gouvernement. En raison de l'ampleur de la dynamique de groupe, il serait impossible pour les hommes d'exclure les femmes...
Les hommes et les femmes participent, si ce n'est de manière égale, les femmes contribuent au moins 30 à 40 pour cent du temps.
Car, pour dominer, il faut pouvoir se le permettre. Si, en faisant “grève”, le groupe que tu veux dominer porte atteinte à tes chances de survie… ce ne sera pas possible de le dominer.
Par conséquent, il a fallu attendre un événement particulier pour que la vraie domination survienne (que ça soit des hommes envers les femmes mais aussi de castes envers d’autres).
L’agriculture va tout bouleverser
Cet événement tu le connais, on en parle à l’école comme LE grand bouleversement de l’humanité : l’invention de l’agriculture qui nous permet de passer d’une vie nomade à une vie sédentaire.
Car, l’agriculture va permettre l’accumulation. C’est là que tout se gâte.
D’un point de vue collectif, l’agriculture est une des meilleures choses qui soit arrivée à l’espèce humaine, mais d’un point de vue individuel c’est une catastrophe pour la majorité des humains. C’est le paradoxe.
Il est difficile de déterminer à quel moment de l'histoire de l'humanité les sociétés sont passées d'un traitement relativement égalitaire des sexes à cette situation. Melvin Konner me dit que lorsque les chasseurs-cueilleurs ont commencé à se sédentariser et à abandonner leur mode de vie nomade, il y a entre dix et douze mille ans, les choses ont changé pour les femmes.
Avec la domestication des animaux et l'agriculture, ainsi que la densification des sociétés, des groupes spécialisés sont apparus. Pour la première fois, une masse critique d'hommes pouvait exclure les femmes. Des systèmes de contrôle masculin - les patriarcats - sont apparus et existent encore aujourd'hui.
Avec l’agriculture, il devient possible d’accumuler suffisamment les ressources pour exclure des personnes. Mais surtout… les personnes qui vont accumuler les richesses vont vouloir les transmettre à leurs enfants. Et c’est là que ça se gâte.
Les hommes ne peuvent pas savoir avec certitude si leur fils et leur fils
Parfois, les gens d’extrême-droite le présentent comme un truc de la nature : puisque les hommes ne savent pas qui est leur fils alors c’est normal qu’on se marie, qu’on soit jaloux, etc.
Mais c’est littéralement l’inverse : c’est quand on a commencé à accorder de l’importance culturelle à la filiation qu’il a fallu trouver des moyens de défier la biologie.
Car oui, biologiquement, seules les mères savent que l’enfant est le leur. Les pères ont toujours le doute.
Et pour léguer ce qu’on a accumulé ça pose problème.
Au fur et à mesure qu'ils accumulaient des terres, des biens et des richesses, il devenait de plus en plus important pour les hommes de s'assurer de la fidélité inébranlable de leurs épouses.
Un homme ne pouvant garantir que ses enfants étaient les siens n'était pas seulement cocufié, mais risquait également de perdre ce qu'il possédait. Le contrôle des femmes s'est donc intensifié.
L'historienne et féministe américaine Gerda Lerner a exploré le sujet dans son ouvrage de référence de 1986, The Creation of Patriarchy.
Étudiant les femmes de l'ancienne Mésopotamie, une région couvrant une partie de l'Irak et de la Syrie actuels, l'un des berceaux de la civilisation humaine, elle a souligné que l'accent était mis sur la virginité avant le mariage et qu'après le mariage, la sexualité de l'épouse devait être lourdement contrôlée.
La domination masculine dans les relations sexuelles s'exprime le plus clairement dans l'institutionnalisation du double standard dans la loi mésopotamienne... les hommes étaient libres de commettre l'adultère avec des prostituées et des femmes esclaves.
Les femmes étaient traitées comme la propriété des hommes. La subordination sexuelle des femmes a été institutionnalisée dans les premiers codes de loi et appliquée par l'État dans toute sa puissance, conclut Lerner.
Le port du voile en faisait partie. Les femmes mariées et respectables de l'empire assyrien du nord de la Mésopotamie, qui a existé jusqu'à environ 600 ans avant J.-C., devaient se couvrir la tête en public. Les esclaves et les prostituées, en revanche, n'avaient pas le droit de porter le voile.
Si elles enfreignaient cette règle, elles s'exposaient à des châtiments physiques.
La grande libido féminine
Des millénaires de contrôle et de répression nous ont emmené à croire que les femmes ont moins de libido que les hommes. Croyance qui fait qu’on a cru à l’expérience faussée dont je t’ai parlé au début de la semaine.
Mais si c’était le cas… on n’aurait pas eu besoin d’autant de répression pour faire rentrer les femmes dans le rang.
En 1973, Sherfey a publié un ouvrage incendiaire sur les orgasmes féminins. Il s'intitulait The Nature and Evolution of Female Sexuality. Sa conclusion est que la libido féminine a été largement sous-estimée et que les femmes sont en fait naturellement dotées d'une libido insatiable.
Elle estime que la société elle-même s'est construite autour de la nécessité de contrôler la sexualité des femmes : "Il est concevable que la suppression forcée des exigences sexuelles démesurées des femmes ait été une condition préalable à l'aube de toutes les civilisations modernes et de presque toutes les cultures vivantes. La pulsion sexuelle de la femme primitive était trop forte. Sa force énorme n'avait d'égale que la force incroyable que les hommes ont déployée tout au long de l'histoire pour l'endiguer.”
Dans la Grèce antique, on apprenait aux femmes à se comporter de manière irréprochable par leur tenue vestimentaire et leur façon de se tenir, les yeux baissés en présence des hommes.
Pour les Grecs de l'Antiquité, la nature animale de la femme se cachait au plus profond de son être. Il fallait donc la "dompter", écrit Hrdy. Les femmes de l'aristocratie, dont les familles avaient le plus à perdre en termes de propriété et de richesse, n'avaient pratiquement aucune liberté. Elles étaient confinées à l'intérieur, voilées et dans l'ombre.
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À l'époque de Charles Darwin, des milliers d'années après l'instauration de ce régime, cette répression était considérée comme normale. Les hommes voyaient les femmes à travers une lentille qu'ils avaient eux-mêmes créée. Le travail était fait.
Les Victoriens, y compris Darwin, pensaient que les femmes étaient naturellement timides, modestes et passives. La sexualité féminine avait été réprimée pendant si longtemps que les scientifiques ne se demandaient même pas si cette modestie et cette douceur n'étaient pas d'origine biologique.
C’est pour ça que les hommes prônent la vertu de la modération sexuelle mais ne se l’appliquent pas. Même dans les sociétés fortement imprégnées par des religions comme le christianisme.
Sous couvert de superstition, de religion et de rationalisation, derrière l'assujettissement de la sexualité des femmes se cache l'inexorable économie de l'évolution culturelle qui a finalement forcé les hommes à l'imposer et les femmes à la subir, écrit-elle dans The Nature and Evolution of Female Sexuality.
En général, les hommes n'ont jamais accepté la monogamie stricte, sauf sur la papier. Les femmes ont été, quant à elles, forcées de l’accepter réellement. Des plus petites lois locales aux doctrines religieuses les plus radicales, elle affirme que les cultures du monde entier ont tenté d'éliminer jusqu'à la dernière parcelle de la liberté sexuelle des femmes.
Cet assujettissement est à l'origine du double standard moral, des punitions et de la brutalité violente avec lesquels les femmes continuent de vivre aujourd'hui.
Au XIXe siècle, Friedrich Engels avait déjà établi des liens entre la domination économique et politique des hommes et leur contrôle de la sexualité féminine. Il a décrit cette situation de manière dramatique comme "la défaite historique mondiale du sexe féminin" : "L'homme a pris le commandement dans le foyer également ; la femme a été dégradée et réduite à la servitude, elle est devenue l'esclave de son désir et un simple instrument pour la production d’enfants.
Le livre original
Tout cet email est un résumé/paraphrase du chapitre Why Men Dominate, du livre Inferior d’Angela Saini. Si tu as aimé cette série, je t’invite à lire l’original. J’ai découvert, du même coup, qu’elle avait écrit le même sur la race : ce sera ma prochaine lecture !