Personne ne peut dire qu’il est immunisé contre le racisme. Même si vous n’êtes pas blanc vous ingurgitez des quantités astronomiques de racisme. Même si vous fermez la bouche, même si vous vous bouchez le nez : vous en avalez un petit peu à chaque fois. Par exemple, je me suis rendu compte récemment que j’avais davantage de mal à trouver les gens noirs beaux. Pourquoi ? Parce que depuis l’enfance, les modèles de beauté qu’on me montre à la télévision et dans les films sont rarement noirs.
Moi-même j’ai du mal à me considérer comme possiblement beau. Quand j’étais vraiment petit, je trouvais que je ressemblais à Will Smith (inutile d’aller vérifier : je ne lui ressemble pas). Et comme il était admis qu’il était beau, j’arrivais à me dire “c’est à ma portée”.
Récemment, quelqu’un m’a dit qu’elle trouvait que Pogba était le plus beau joueur de l’équipe de France.
J’ai été surpris. Parce que même dans une équipe où la moitié des joueurs sont noirs, autour de moi j’avais uniquement entendu fantasmer sur Lloris et Giroud. Là encore, le procédé est inconscient. Ça ne veut pas dire qu’il y a moins de gens qui aiment Pogba, ça veut surtout dire que j’ai tellement intériorisé que la beauté ressemble davantage à Giroud que je l’intègre plus facilement.
Sur les sites de rencontre, à attractivité et profil strictement équivalent, je me suis rendu compte que je “swipais à droite” trois à quatre fois moins souvent les noires que les autres. Je n’en avais même pas conscience avant de compter formellement. Là encore le mécanisme est intériorisé et inconscient.
Quand je raconte ça on me répond souvent “peut-être que c’est juste pas ton type”. Non. Je vous parle indépendamment de ça. Je parle bien à attractivité (sur moi) équivalente. Le “type” ne joue donc pas ici. Le type joue sur la proportion de gens qu’on va trouver attractifs au sein d’une catégorie. Je parle bien ici, toutes choses égales par ailleurs, la seule différence étant “elle est noire”. J’ai ressenti une immense tristesse quand j’ai dû me rendre à cette évidence. Je ne suis pas le seul. Tapez sur Google “défrisage noires” et vous verrez les ravages que peuvent engendrer cette pression.
Dans un autre registre, quand je suis parti de Guadeloupe pour revenir dans l’Hexagone, mon père a insisté pour que je ne sorte jamais sans ma carte d’identité. Avec la peur dans le regard. C’est rare de voir son père afficher une peur. Et bien, depuis, je ne suis jamais sorti dans la rue sans ma carte d’identité. Là encore j’ai intériorisé quelque chose de l’extérieur. Je vois à la télévision qu’on contrôle abusivement des noirs. Mon père a vécu la société des années 80. Mais moi je n’ai jamais vécu ça à Paris. La seule fois où on m’a contrôlé sans raison, j’étais à Charleville-Mézières.
Pourtant, je continue de sortir avec ma carte d’identité. Le réflexe est solidement ancré en moi. Complexe d’infériorité.
Je ne vous parle même pas du phénomène de la mascotte. J’ai fini par m’en défaire mais il y a encore quelques années, je me faisais un point d’honneur à toujours bien me comporter dans les endroits publics : pour toujours donner une bonne image des noirs. C’est stupide. Mais ça m’angoissait de pouvoir, par mon comportement, donner du grain à moudre au racisme. Un jour j’ai compris que ce n’était pas de ma responsabilité et que, de toutes façons, ça ne fonctionnait pas.
Plus triste encore, j’ai moi-même des préjugés contre les autres noirs. Moi aussi j’ai été inondé d’images de BFM TV et d’enquête exclusive. Moi aussi je ressens des élans racistes face à des noirs que j’étiquette comme étant “de cité”. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle je trouve toujours ridicule quelqu’un qui me dit qu’il est totalement immunisé du racisme.
Si même être noir ne vous immunise pas contre la négrophobie, qui peut prétendre être immunisé ? Si vous êtes le type de personne à dire une phrase comme “je ne fais/pense jamais rien de raciste”, vous faites partie du problème. Et vous ferez partie du problème tant que vous n’aurez pas admis que ce n’est pas possible, quelle que soit votre couleur. Plus tôt on admet qu’on ne peut pas être immunisé contre quelque chose de si lourd, et plus vite on peut s’améliorer et corriger ses mauvais réflexes.
Alors on fait quoi de la phrase “le racisme antiblanc n’existe pas” ?
J’espère que désormais les choses se clarifient. En fait il s’agit d’un problème de définition. Quand quelqu’un dit que le racisme antiblanc existe, il se réfère aux dimensions 2 et 3. Et c’est vrai : il existe de l’hostilité raciale dirigée contre des blancs et il existe des endroits et des sphères en France où la structure désavantage les blancs (notamment le rap). Quand quelqu’un lui rétorque que ça n’existe pas, il veut dire qu’il n’y aura jamais les dimensions 1,4 et 5. Et c’est tout aussi vrai.
Ce qu’on veut dire c’est qu’un blanc n’a pas intériorisé l’infériorité via tout un système culturel et qu’il n’a pas le poids de l’histoire qui renforce cette sensation d’infériorité. De la même manière qu’un homme qui se fait insulter parce qu’il est un homme, ne rentre pas chez lui en intériorisant son infériorité ni en étant baigné dans un environnement qui le renvoie à une infériorité.
Est-ce un problème de définition ? Je veux bien le reconnaître. Peut-être qu’on devrait dire “le racisme antiblanc ne s’inscrit pas dans le même contexte et n’a donc aucune commune mesure” mais c’est un peu long.
La lutte féministe a inventé un terme pour régler le problème : le patriarcat. Personne n’oserait jamais dire qu’il existe un matriarcat. Car le patriarcat est un terme qui recouvre les 5 dimensions que je viens de citer. Alors que “sexisme” est un terme qu’on peut utiliser pour décrire une seule des dimensions. Créer le mot “patriarcat” permet d’avoir un mot pour dire “métasexisme”, la matrice, la grande structure. Certaines personnes essaient d’imposer le mot “blanciarcat”. Peut-être qu’on devrait inventer le mot “métaracisme”.
Dans tous les cas, il est possible de régler ce dialogue de sourd qui ne nous emmène nulle part. Ne serait-ce qu’en faisant l’effort de prendre conscience du côté multidimensionnel du “racisme” (ou du blanciarcat ou du métaracisme) pour être capable d’avoir des discussions enrichissantes.
Petit guide quand vous devez discuter de racisme
Je vais vous livrer le mode d’emploi que j’utilise quand je discute avec une femme de sexisme. Je ne suis pas parfait, parfois je n’arrive pas à m’y tenir, mais voici mon idéal :
1) Je me rappelle que tout ne tourne pas autour de moi. Ce n’est pas parce que je me sens menacé par la douleur de l’autre que l’autre est vraiment en train de me menacer. Quand une femme est en train de me partager sa douleur, je ne peux pas répondre “ouais mais les hommes souffrent aussi…”
Pourquoi faire ça ? C’est totalement égocentrique. Ce n’est pas le moment. C’est comme répondre “ouais mais moi en ce moment j’ai une gastro” quand quelqu’un vous dit “j’ai dû mal à gérer ma grossesse”. Premièrement ce n’est pas la même ampleur et vous le savez. Deuxièmement ce n’est pas le moment : vous parlerez de votre gastro une autre fois. Courtoisie émotionnelle. Le monde ne tourne pas toujours autour de votre personne.
2) Quand une femme me raconte un événement qu’elle juge sexiste, j’essaie de commencer par écouter l’histoire sans juger, sans contester et même sans donner mon avis. Ce qui permet de devenir une personne “safe”, une personne à qui on peut en parler. Rien qu’en faisant ça, le nombre d’histoires qui m’ont été racontées ont été multipliée par dix ! Si les gens autour de vous savent qu’ils peuvent se confier à vous sur le sujet, ils le feront.
3) J’accepte que quelqu’un qui a mal échouera régulièrement à faire preuve de pédagogie. C’est à moi de prendre sur moi. En attendant qu’elle retrouve son calme émotionnel. Je n’en fait pas une affaire personnelle. Je ne vais pas me plaindre à ses amis parce qu’elle manque de pédagogie. Elle n’est pas dans un moment où c’est facile d’être pédagogue. C’est à moi de prendre sur moi.
4) J’accepte qu’il existe des sujets impossibles à maîtriser quand on ne les a pas vécu. Et que je serai donc toujours du niveau d’un adolescent qui parle de sexe sans jamais l’avoir fait. Je dois donc accepter qu’on me dise régulièrement que je raconte n’importe quoi. Même si mon intelligence me dit que je peux tout comprendre. Et je ne me vexe pas si on me dit que je ne peux pas comprendre. Après tout, est-ce que je me vexerais si on me disait qu’il faut vivre au moins une fois le sexe pour le comprendre ? Et si on me rétorquait que regarder du porno ne compte pas ?
5) Je ne dis pas à quelqu’un qui est en colère qu’il “dessert sa cause”. Jamais. Parce que c’est condescendant. Surtout si moi je ne fais pas grand chose pour servir sa cause. Et puis simplement c’est faux. Ça revient à dire que “c’est la faute des homosexuels s’il y a de l’homophobie, ils provoquent l’homophobie en réaction à leur comportement” (ne riez pas c’est une vraie citation).
6) Je marche sur des oeufs quand je donne un conseil et je ne me vexe pas si on me répond avec de grands yeux que c’est vraiment bête. Cf point 3.
7) Je me rappelle que pour moi c’est juste un débat, une discussion. Mais pour l’autre c’est sa vie, sa douleur. Vous n’avez pas le même degré d’investissement. De la même manière que l’Oeuf ne demande pas le même niveau d’investissement à la Poule que le Bacon n’en demande au Cochon. C’est plus facile à la Poule de débattre des méfaits du fermier sur la vie des animaux de ferme. Quand je finis de débattre de sexisme avec une femme, elle retourne dans une société patriarcale. Tandis que moi…je retourne…dans une société patriarcale aussi. Pour moi c’était juste un débat.
8) Et surtout, surtout…surtout : si on me fait remarquer qu’un de mes actes est sexiste, je ne commence pas par m’offusquer. Je ne commence pas par contester. Je sais : c’est désagréable. Mais la plupart du temps, si quelqu’un vous le dit c’est que c’est vrai. Contrairement aux idées reçues, rares sont les gens qui aiment passer pour des victimes. Il faut un courage monstre pour oser dire plutôt que de baisser la tête.
Depuis que j’applique ce mode d’emploi, mes discussions sur le sexisme ou l’homophobie sont bien plus profondes et riches. J’ai encore des moments où je me sens agressé personnellement, où je réagis mal, où je me sens profondément vexé : avoir un mode d’emploi ne veut pas dire s’y tenir parfaitement. Mais ça aide grandement.
Conclusion
Une fois n’est pas coutume, concluons avec des mots qui ne sont pas de moi :
“Moi le raciste de la rue, je le trouve pas très dangereux. Je veux dire : je peux me défendre. C’est le racisme global, le racisme médiatique et le racisme de certains hommes politiques qui est le plus dangereux.
On parle beaucoup de racisme mais…j’ai l’impression qu’on tombe dans le piège qu’on nous a préparé : parler que de l’arbre qui cache la forêt”
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