Quatrième et avant dernier épisode de cette série autobiographique.
Mes rituels de la mission ont fonctionné :
Acheter des livres
Racheter des caleçons
Acheter des bandes-dessinées
Marcher dans la rue en écoutant l’album classique d’Oxmo Puccino que tout le monde me dit que faut absolument que j’écoute mais j’y arrive pas j’accroche pas et là encore j’y arrive jusqu’à la moitié puis j’y arrive pas
Appeler un réparateur de machine à laver
Acheter un short et des claquettes
Acheter d’autres livres
Acheter un cahier pour commencer à écrire de la poésie puis écrire une page et abandonner
Appeler mon ami que je n’ai pas appelé depuis 6 mois alors que je l’aime
Acheter une nouvelle housse de couette parce que c’est la canicule et qu’il me faut un truc plus léger pour ne pas péter les plombs
Si je commence le sport je ne peux plus l’arrêter
L’an dernier j’ai sombré définitivement quand j’ai décidé de faire du sport pour juguler la dépression puis que j’ai arrêté. Un peu plus récemment j’ai ressenti à nouveau cet effet.
J’apprends que y’a même des gens qui se suicident parce qu’ils doivent arrêter le sport suite à une blessure.
On est 15 jours après l’opération, je peux reprendre le sport. Mais j’ai peur. Ça peut être le début de la fin.
Et si ça m’achevait ?
Mais ça fait 15 jours que je tiens mes missions. Alors je me dis que je peux cumuler les deux.
Continuer à acheter des trucs mais en faisant des détours
Un vélib et c’est parti. Au lieu d’acheter le tome 1 et le tome 2 d’une bande dessinée dans la librairie de Saint-Michel, je vais acheter le tome 1, le finir, puis y retourner le lendemain à vélo.
Ça devient un jeu.
Un jeu qui ne m’amuse pas car je ne ressens plus d’émotion comme l’amusement, c’est un gigantesque vide en moi, comme si quelqu’un avait débranché tous les fils. Comme si en m’anesthésiant le corps, la docteure m’avait aussi anesthésié les tripes.
Mais un jeu qui me motive quand même.
Alors je vais à la librairie en faisant un méga détour par la Tour Eiffel. Ça me prend 1h20 au lieu de 20 minutes.
Alors je vais à la librairie anglaise, mais celle de Concorde au lieu de celle du Marais, ça me prend 1h au lieu de 25 minutes.
Je vais m’acheter des pâtes à Beaubourg au lieu de les acheter en bas de chez moi. Ça me prend 25 minutes au lieu de 3.
Et ainsi de suite.
Ah oui c’est ça d’être normal
Après chaque session de sport, je ressens toute la décharge d’hormones dans mon corps. L’espace d’une ou deux heures je me sens… pas bien… mais normal.
Alors ça devient une drogue. Je sais pas si c’est une drogue décevante ou incroyable. Normalement on se drogue pour avoir une sensation extra-ordinaire comme l’ivresse… mais là ça me redonne juste un petit moment de normalité. Puis ça se dissipe.
Comme le café.
C’est une bouée incroyable. Ou une bouée décevante ? Je sais toujours pas.
Je ne vais pas y arriver
19 août 2024.
Je n’y arrive pas.
On est le 20 août. Ça va faire un mois que je suis malade.
Jusqu’ici j’ai toujours atteint le fond pour remonter. Je m’étais toujours figuré cette maladie comme une sorte de dé-com-pression. Et donc qu’il fallait nécessairement toucher le fond avant de remonter.
Sauf que là, avec mes missions, je ne touche pas le fond. Je ne sais plus si c’est une bonne chose.
Peut-être qu’il me faut un remède contre le philtre d’amour du lit ? Des médicaments ?
D’habitude je sais que je touche le fond parce que je commence à avoir des pensées suicidaires. Là je n’en ai pas eu du tout. C’est inédit. Mais est-ce une bonne nouvelle ?
Et si je reste bloqué dans cet état ? Et si désormais c’était ça ma vie ? Un truc sans goût où sortir de mon lit est une lutte pour laquelle personne ne me récompense ?
Si au moins y’avait un stade entier pour célébrer chaque mission…
Quand j’ai eu mon bac avec mention très bien, j’ai eu un public qui m’a applaudi et un ordinateur portable en cadeau. Quand j’ai eu mon bac+5 j’ai eu une cérémonie dans une grande salle parisienne.
Mais franchement… rien de tout ça n’était aussi difficile que la dépression.
Pourquoi on célèbre les gens qui réussissent des choses “extraordinaires” sans fardeau au lieu de féliciter les gens qui réussissent des choses ordinaires avec un fardeau ?
Je le jure sur ma vie : pour moi ça a été bien plus facile d’intégrer une école de l’élite-blablabla-vous-êtes-la-crème-de-la-crème-et-vous-méritez-le-meilleur-car-vous-êtes-l’élite que de sortir de dépression.
Je n’arrive pas à sortir et je contemple le gouffre : je sais ce que je risque si j’arrête le sport.
23h56. Dans un dernier souffle titanesque je me traîne dehors. Je prends un vélo et je vais sur les champs-elysée. Je ne sais pas pourquoi : je ne vais jamais sur les champs.
Ou plutôt c’est pour ça : parce que normalement je ne vais jamais sur les champs.
0h41. Je suis devant l’arc de triomphe.
Ça se voit pas sur ma tête mais je suis clairement en plein triomphe.
Ça va mieux…
Miracle. Le lendemain, pour la première fois depuis une éternité, je commence à me sentir normal à nouveau…