Avez-vous été une foule intelligente ?
Les 4 conditions pour déclencher l'intelligence collective
Lundi je vous ai demandé de deviner combien il y avait de pièces dans un petit bol.
Il est temps de voir ce que vous avez voté.
Comme je te le disais, hier, j’ai introduit une erreur dans l’expérience. Or, dans le livre La Sagesse des Foules il montre à quel point c’est important.
C’est d’ailleurs une condition qui est rarement présente et qui explique pourquoi on pense les foules bêtes. Cette condition super importante c’est : l’indépendance.
Les 4 conditions sont importantes mais celle-ci l’est particulièrement.
Or, ici, vous voyiez les réponses des autres et ça a tendance à générer l’effet top 50 : le fait qu’une chanson finit en haut du top 50 uniquement parce qu’on voit que y’en a une qui se dégage.
On est le lundi 25 mars à 20:34 et pour le moment la moyenne de vos votes donne 71.
Alors que la bonne réponse est : 85.
Je suis trop dégoûté d’avoir foiré la partie bulletin secret ! C’est la première fois que je rate l’expérience.
Mais, trois remarques :
Ce n’est pas fini, je reviendrai le mardi 26 (donc hier pour toi mais demain pour moi) pour récolter les derniers votes
Y’a une réponse qui était dure à classer : entre 10 et 1000. Je l’ai donc exclue. Si on l’intègre comme étant un 505 (le chiffre entre les deux) alors on obtient… exactement 84 !!! Mais je ne triche pas. J’ai fait exprès de compter les pièces seulement après, pour ne pas m’influencer, et j’avais décidé d’exclure cette réponse.
Non seulement on a enfreint par ma faute la condition d’indépendance mais en réalité on a enfreint la condition de décentralisation car vous ne pouviez pas peser par vous-même où estimer la hauteur par vous-même
Edit du mardi 26 : on est finalement sur une moyenne de 76. Déjà mieux. Et désormais quand on inclut la réponse ambigüe (entre 10 et 1000) on obtient exactement 85. Je trouve ça fou, même si je triche pas et qu’on dit que je la compte pas. J’ai d’ailleurs eu une fausse joie au début quand j’ai mouliné dans GPT :
Petit saut de joie avant de me rendre compte que la médiane devrait pas être si loin de la moyenne et que l’écart-type et la variance ne devraient pas être si hauts. C’est là que je me suis rappelé :
Verdict : si on rajoute cette ambiguïté (au final ai-je raison d’exclure la réponse ? Sachant que quand les gens répondaient entre 70 et 80 par exemple, je mettais la moyenne de 75. Donc entre 10 et 1000 si la réponse de la personne n’est pas une blague, pourquoi l’enlever ?
Bon… si j’ai le temps, je vous en repropose un autre, cette fois sans le problème des votes visibles qui créent une influence et enfreignent une des conditions fondamentales.
Ceci étant dit, voici les conditions plus en détails :
Condition #1 : l’indépendance
Les personnes qui font l’estimation ne doivent pas se consulter. Or, c’est le problème de mon expérience : je vous ai mis sur une plateforme où vous voyiez les résultats des autres.
J’écris cette partie de l’email avant d’avoir pu voir les résultats de vos votes donc je ne sais pas à quel point ça a gâché l’expérience.
Je m’en suis rendu compte dès que j’ai vu des réponses comme moi aussi j’aurais dit 70.
Désolé.
Normalement je fais l’expérience avec mes élèves et chaque personne répond sur une feuille de papier, à bulletin secret. Et ensuite je dépouille.
Sinon, le risque c’est qu’un effet de groupe aille dans un sens.
D’ailleurs, c’est le gros problème de la télévision et même de certains sondages. Y’a l’effet “hit-parade” : un candidat va monter dans les sondages… parce qu’il monte dans les sondages et que d’autres gens se disent ah ouais c’est un bon cheval.
C’est ce qui fait que certaines personnes pensent qu’il faut interdire les sondages pendant l’élection présidentielle. Je suis assez d’accord. Mais je m’égare.
En tout cas ça donne un concept assez contre-intuitif : moins la foule communique entre elle et plus elle est intelligente.
Au passage…
… c’est marrant parce qu’ici, vous avez été 46 à répondre. Et ce sont précisément les sept personnes qui ont osé faire des réponses vraiment différentes du groupe qui nous permettent de ne pas trop foirer l’expérience.
Sans ces réponses la moyenne serait de 64 au lieu de 75 !
Rappel : la bonne réponse était 85.
Ça illustre un des points rappelés dans La sagesse des foules : c’est davantage le disensus que le consensus qui fait qu’une foule est si forte à faire des estimations.
Je trouve que c’est une métaphore poétique de la vie. On a quelques personnes qui disent des réponses totalement fausses. Mais genre qui se trompent beaucoup plus que les autres. Puisqu’au final, beaucoup de gens ont répondu entre 60 et 80, ce qui fait une erreur de 25 max.
Or, les gens qui ont répondu entre 120 et 186, au final ils font une erreur bien plus grande : entre 35 et 102 !
Et pourtant c’est grâce à leur grosse erreur que le groupe se rapproche de la vérité.
Vraiment, je trouve ça poétique.
Dans le livre il l’exprime ainsi :
La diversité et l'indépendance sont importantes parce que les meilleures décisions collectives sont le produit de désaccords et de contestations, et non d'un consensus ou d'un compromis.
Un groupe intelligent, en particulier lorsqu'il est confronté à des problèmes cognitifs, ne demande pas à ses membres de modifier leurs positions afin que le groupe parvienne à une décision qui satisfasse tout le monde.
Au contraire, il trouve le moyen d'utiliser des mécanismes - comme les prix du marché ou des systèmes de vote - pour agréger et produire des jugements collectifs qui représentent non pas ce qu'une personne du groupe pense, mais plutôt, dans un certain sens, ce que toutes les personnes du groupe pensent.
Paradoxalement, la meilleure façon pour un groupe d'être intelligent est que chacun de ses membres pense et agisse de la manière la plus indépendante possible.
Et ça nous fait une transition pour les conditions suivantes.
Condition #2 : La diversité
Cette deuxième condition concerne la connaissance en question : il faut des expertises différentes. A priori, dans le cas du bol de pièces, la condition était satisfaite.
Par diversité, on n’entend pas ici une diversité sociologique mais bien cognitive. L’idée que chaque personne va avoir une perspective différente sur le problème.
Scott Page, politologue à l'université du Michigan, a réalisé une série d'expériences intrigantes en utilisant des agents de résolution de problèmes simulés par ordinateur pour démontrer les effets positifs de la diversité.
Par exemple, Page a constitué une série de groupes de dix ou vingt agents, chaque agent étant doté d'un ensemble différent de compétences, et leur a demandé de résoudre un problème relativement complexe. Individuellement, certains agents étaient très bons pour résoudre le problème, tandis que d'autres étaient moins efficaces.
Mais Page a constaté qu'un groupe composé d'agents intelligents et d'agents moins intelligents obtenait presque toujours de meilleurs résultats qu'un groupe composé uniquement d'agents intelligents.
Il est possible d'obtenir d'aussi bons résultats, voire de meilleurs, en sélectionnant un groupe au hasard et en le laissant résoudre le problème, qu'en passant beaucoup de temps à essayer de trouver les agents intelligents et en ne gardant qu’eux pour résoudre le problème.
L'intérêt de l'expérience de Page est que la diversité est, en soi, précieuse, de sorte que le simple fait de diversifier un groupe le rend plus performant dans la résolution de problèmes.
Cela ne signifie pas que l'intelligence n'est pas pertinente - aucun des agents de l'expérience n'était ignorant, et tous les groupes qui ont réussi comptaient des agents très performants.
Mais cela signifie qu'au niveau du groupe, l'intelligence seule ne suffit pas, parce qu'elle ne peut pas garantir des perspectives différentes sur un problème. En fait, selon Page, regrouper uniquement des personnes intelligentes ne fonctionne pas très bien parce que les personnes intelligentes (quoi que cela signifie) ont tendance à se ressembler dans ce qu'elles peuvent faire.
Si l'on considère l'intelligence comme une sorte de boîte à outils de compétences, la liste des compétences qui sont les "meilleures" est relativement restreinte, de sorte que les personnes qui les possèdent ont tendance à se ressembler.
C'est normalement une bonne chose, mais cela signifie que, dans l'ensemble, le groupe en sait moins que ce qu'il aurait pu savoir autrement. L'ajout de quelques personnes qui en savent moins, mais qui ont des compétences différentes, améliore en fait les performances du groupe.
Cette conclusion semble excentrique, et elle l'est. Il se trouve qu'elle est vraie. Le légendaire théoricien de l'organisation James G. March l'a d'ailleurs formulé comme suit : " Il se peut que le développement des connaissances dépende du maintien d'un afflux de naïfs et d'ignorants, et [...] la réussite concurrentielle ne revient pas de manière fiable à ceux qui sont correctement éduqués".
Selon M. March, la raison est que les groupes qui se ressemblent trop ont plus de mal à continuer à apprendre, car chaque membre apporte de moins en moins d'informations nouvelles à la table. Les groupes homogènes sont excellents pour faire ce qu'ils font bien, mais ils sont de moins en moins capables d'étudier d'autres solutions.
Ou, comme l'a dit March, ils passent trop de temps à analyser et pas assez à explorer. L'arrivée de nouveaux membres dans l'organisation, même s'ils sont moins expérimentés et moins compétents, rend en fait le groupe plus intelligent, simplement parce que le peu que les nouveaux membres savent n'est pas redondant avec ce que tous les autres savent. Comme l'écrit March, "[l]'effet ne vient pas de la supériorité des connaissances de la nouvelle recrue moyenne. Les recrues sont, en moyenne, moins bien informées que les personnes qu'elles remplacent. Les gains proviennent de leur diversité".
Et, en même temps, cette condition découle assez naturellement de la première : si tout le monde a la même perspective alors on enfreint la règle de l’indépendance avant même que ça commence. On a créé une forme de communication “télépathique” par partage des mêmes références.
On reparlera demain de communication “télépathique”.
Condition #3 : la décentralisation
Là encore c’est un corollaire des conditions précédentes. Il faut que chaque personne puisse avoir une vision “locale” de l’information.
MAIS…
Quiconque a déjà vu des gens conduire à Paris, peut attester que des individus non centralisés peuvent faire n’importe quoi.
Et c’est là que vient la dernière condition.
Condition #4 : il faut un moyen d’agréger l’information
Le problème de la conduite à Paris c’est que les individus n’ont pas de moyen de se coordonner en récupérant l’information.
C’est un peu plus le cas maintenant qu’on a Waze qui peut nous dire quel chemin est déjà embouteillé.
C’est probablement la condition la plus dure à rassembler pour exploiter l’intelligence collective. Il faut une manière d’agréger l’information.
Dans le cas de notre expérience : c’est une moyenne.
Dans le cas du Sous-Marin Scorpion c’était une position sur une carte (qui peut s’exprimer en 2 chiffres : longitude et latitude).
Mais si je veux décider par exemple de si je dois appliquer ou non la peine de mort… je n’aurais pas un tel système. C’est quoi la moyenne de 70% de oui et 30% de non ? Ça n’a aucun sens.
Ou alors si je veux rédiger un livre à plusieurs, ça marchera pas : quelle serait la moyenne si 30% veulent écrire le mot “terreur”, 20% veulent écrire “peur” et 50% veulent écrire “effroi” ?
Alors, qu’à l’inverse on a un incroyable exemple d’intelligence collective : la Pixel War de 2022.
C’était une sorte de grande fresque où chaque internaute peut décider de colorer un pixel et un seul, toutes les 5 minutes.
Et pourtant à la fin ça fait quelque chose de cohérent :
Même s’il faut noter que dans cette compétition il n’y a pas totale indépendance car beaucoup d’internautes suivent un leader qui leur disent où mettre le pixel. Mais il y a tellement de leaders que ça reste relativement décentralisé.
D’où ça vient
Toujours la même source : le livre La Sagesse des foules de James Surowiecki