Art : on simule comme pour le vin
Avant le covid j’ai été voir un spectacle qui s’appelle de La Fontaine à Booba. Ça a été une révélation car ils mettaient les mots sur quelque chose qui m’a toujours dérangé.
J’ai mis du temps à comprendre pourquoi certains propos déclenchaient une allergie si forte chez moi. Voici quelques exemples :
Comment peux-tu dire que tu n’aimes pas Molière ?
Nos enfants devraient relire Phèdre plutôt que de regarder Netflix
Le manga est un truc d’une rare indigence et d’une médiocrité inouïe
Maître Gims c’est pas de la vraie musique
PNL c’est nul car y’a de l’autotune
La musique c’était mieux avant
IAM et NTM c’était le vrai rap, Booba c’est nul
J’ai mis du temps à comprendre comment on pouvait dire de telles âneries. Puis j’ai eu le déclic.
Beaucoup de gens ignorent qu’ils n’ont pas de goût artistique
L’art c’est comme le vin : il faut éduquer son palais. On ne s’improvise pas oenologue. Des vins qu’un débutant déteste peuvent être des vins reconnus comme faisant partie des meilleurs par les personnes ayant un palais.
Attention, je ne suis pas en train de dire que c’est mal. Je suis moi-même novice sur la plupart des arts. J’ai développé un goût en rap, en écriture didactique, en comics, en spectacle d’humour. Logique : ce sont les choses que je consomme le plus.
À l’inverse je n’ai aucun goût en peinture, en cinéma (sauf la partie scénario qui relève de l’écriture), en sculpture, en jazz, en techno…
Parce que je n’en consomme pas assez. Je viens de voir Retour vers le futur pour la première fois. Ne parlons même pas de la peinture : je connais à peine les classiques. Donc, pour moi toutes les peintures se ressemblent. Tout me paraît nul. À part la Joconde et le Pop Art.
Or, je refuse de répéter que Picasso c’est génial parce qu’on veut me forcer à dire que c’est génial. Je me fous que les oenologues de la peinture trouvent ça génial : moi j’aime pas du tout.
Sauf que, comme dans le vin, il y a une pression sociale incroyable pour cacher son ignorance. Admettre que l’on est pas éduqué sur un art donné est honteux. Alors on fait semblant. Quand je dis que j’aime pas Molière il y a toujours des gens pour crier à la décadence de la culture française. Même des gens qui n’y connaissent rien au théâtre. Ils se contentent de répéter sans comprendre ce qu’ils disent.
Quand on n’a pas de goût on a deux choix : faire semblant ou l’admettre
À cause de cette violence (on confond d’ailleurs souvent inculture et manque d’intelligence), beaucoup font le choix de faire semblant. Sauf qu’ils l’ont tellement intériorisé qu’ils ne se rendent plus compte.
Quand quelqu’un me dit qu’il a du goût en littérature et qu’il me dit devant un texte de Booba “c’est nul” au lieu de “oulah… ça a l’air complexe… j’aime pas du tout mais faudrait que je m’y penche pour me faire un avis”, je sais que cette personne ment. Elle n’a pas de goût : elle répète juste les goûts qu’on lui a enseigné.
C’est là qu’on arrive à La Fontaine. Avant d’être un classique, La Fontaine a été un auteur méprisé et critiqué pour sa vulgarité. Par les gens qui n’avaient pas de goût.
Parce que… le souci quand on a pas de goût c’est qu’on est incapable de reconnaître les artistes vivants doués. Un peu comme si, pour apprendre à parler français, vous aviez appris plein de phrases par coeur. Mais vous ne pouvez pas en créer de nouvelles.
Voilà pourquoi les artistes qui réinventent leur genre sont souvent considérés comme nuls.
Le paradoxe c’est que les mêmes qui fustigent Booba et glorifient La Fontaine, ne se rendent pas compte qu’à l’époque de La Fontaine ils auraient glorifié Ésope et fustigé La Fontaine.
Comment reconnaître que son goût se développe ? Premier indice.
Il n’y a pas de secret, il faut consommer énormément pour que le goût se développe. De la même manière qu’il faut boire beaucoup de bières pour commencer à aimer.
Un premier indice c’est le retournement de vos préférences. En effet, les oeuvres les plus intéressantes sont souvent inaccessibles aux personnes débutantes. En rap par exemple, les débutants adorent Kery James, Diam’s, Youssoupha… Parce que c’est accessible.
Quand Kery James parle de racisme ça donne :
Lettre à la République
À tous ces racistes à la tolérance hypocrite
Qui ont bâti leur nation sur le sang
Maintenant s'érigent en donneurs de leçons
Pilleurs de richesses, tueurs d'africains
Colonisateurs, tortionnaires d'algériens
Ce passé colonial c'est le vôtre
C'est vous qui avez choisi de lier votre histoire à la nôtre
Maintenant vous devez assumer
L'odeur du sang vous poursuit même si vous vous parfumez
Il n’y a rien à analyser. Kery James livre ce qu’il pense. Tel quel. Ce n’est pas mal écrit. Mais n’importe qui peut comprendre. Voilà pourquoi les débutants raffolent de Kery James.
En revanche, quand Booba parle de racisme ça donne :
Tout commence dans la cour de récréation
Malabar, Choco BN, "sale noir !", ma génération(…)
J'ai grandi, j'suis mort en silence
Crucifié sur une caravelle sous l’œil éternel d'une étoile filante(…)
Et j'ai toujours la larme à l’œil, le cœur engourdi
Dis-leur qu'j'suis noir et blanc, 100% bountykiller(…)
Des fois j'me dope comme un coureur cycliste
Quand se réveillent mes cicatrices, j'me sens si seul et si triste
Lyriciste agréé, pour ça qu'Dieu m'a créé
Sisi, ambiance pendu, ambiance Mississippi
Déjà, le thème est dispersé tout au long de la chanson. Il ne livre pas les dix vers à la suite. Donc quand on écoute sans faire attention on ne se rend pas forcément compte qu’il aborde le sujet. Alors que Kery James passe toute la chanson dessus.
Ensuite, y’a des dizaines de choses à analyser. Je ne vais pas le faire… je pourrais le faire toute une semaine. Mais prenons juste :
Lyriciste agréé, pour ça qu'Dieu m'a créé
Sisi, ambiance pendu, ambiance Mississippi
Ici, Booba fait référence aux lynchages dans les États du sud des États-unis. C’est une intertextualité puisqu’il avait dit dans l’album précédent :
J’ai la voix grave car on m’a pendu
C’était alors dur de comprendre de quoi il parlait. Même si, les auditeurs avertis de Booba savent que chaque fois qu’il dit qu’il est mort il fait référence à un épisode d’horreur raciale.
Par exemple “aujourd’hui j’suis àl, hier j’suis mort de 41 balles” => Amadou Diallo, 1996, assassiné par la police alors qu’il n’avait pas d’arme.
Mais avec “ambiance pendu, ambiance Mississipi” il permet de compléter plus facilement l’énigme qu’il a posé dans l’album d’avant : on comprend que la pendaison se réfère aux lynchages de Noirs. L’album précédent est donc subitement éclairé et dévoilé.
Ce n’est pas fini : on peut en débattre mais je pense que ce n’est pas un hasard si le mot “Dieu” figure dans le vers d’avant. Après tout, le Klan qui lynchait des Noirs est connu pour sa foi. C’est une organisation qui se pense comme perpétuant la tradition chrétienne.
On pourrait aussi parler de “Malabar, Choco BN, "sale noir !"“ qui mérite un article entier. Petit indice : la chanson est sur l’instrumentale de Mistral Gagnant par Renaud. Or, les mistrals gagnants sont des bonbons.
Mais arrêtons-nous là. Tout ça pour dire que forcément… Booba c’est cryptique. Aucun débutant n’aime. J’ai vomi Booba à mes premières écoutes.
Puis à force de consommer toujours la même chose, le goût se développe : on s’ennuie d’entendre toujours le rap classique et d’un coup… on comprend ce que Booba fait.
Parce que oui, pour comprendre ce que font les artistes contemporains il faut d’abord connaître les artistes qui les ont précédé, ceux qu’ils essaient de dépasser.
Comment reconnaître que son goût se développe ? Deuxième indice.
L’autre indice c’est quand tu es capable de dire que tu n’aimes pas un artiste que tout le monde adore. Ça c’est la première étape. Aujourd’hui je peux dire très sereinement que Diam’s c’est pas dingue niveau texte.
Mais la deuxième étape c’est quand tu es capable de dire que tu n’aimes pas un artiste que les oenologues de l’art aiment. Par exemple, personne de sérieux en rap ne te dira qu’IAM c’est nul. En revanche, je peux dire : je déteste IAM, je trouve ça plat, je m’ennuie, j’ai l’impression d’entendre du rap pour prof de français. Tout en acceptant que c’est un goût personnel et non une remise en question de leur talent.
Ne fais plus semblant
Comment développer ton goût dans un art ? Demande à quelqu’un de plus avancé que toi de te préparer une sélection de choses à découvrir. Si tu n’as personne pour t’aider : commence simplement par consommer les classiques de la discipline, au hasard.
Mais surtout… arrête de faire semblant. Dis quand tu ne comprends pas un truc. Par exemple, je ne comprends pas pourquoi on fait tout un foin de Molière. Du coup, je l’ai dit pendant 30 ans. Jusqu’à ce que quelqu’un me réponde “ok… je vais te montrer. Oublie les rimes, oublie le vieux français, cette scène dont je vais te parler, mes élèves rigolent à chaque fois. On est presque 400 ans après son écriture et elle fait toujours rire aux éclats des enfants de 12 ans qui la découvrent. C’est pour ça qu’on parle tant de Molière : son génie dans le comique de situation, intemporel”.
Si tu passes ton temps à faire semblant de comprendre les oeuvres, par peur de passer pour une personne inculte, tu ne pourras jamais développer ton goût. Ça te condamne à écouter d’autres gens qui vont te dire ce qui est bien et ce qui n’est pas bien.
Ou pire… ça te condamne à consommer des oeuvres que tu n’aimes même pas tant que ça, juste parce que tu n’oses pas dire que tu n’aimes pas.
Pour aller plus loin
Cette semaine je te propose un épisode inhabituel de mon podcast Le Syndrome de La Page Noire puisque je suis la personne invitée. J’y parle justement de cette notion. Mais aussi de plein d’autres, notamment comment je gère le rapport entre l’Atelier et sa monétisation. Si tu ne l’as pas déjà écouté, c’est par ici :