5 strophes de rap qui ont changé ma vie
Ça fait bientôt deux ans que j’ai eu l’idée de faire un mini-livre qui réunirait les strophes qui m’ont le plus marqué dans le rap.
J’ai eu cette idée après avoir lu ce livre :
Je ne l’ai pas aimé du tout.
Mais je me suis demandé si c’était parce qu’il se contentait de lister les punchlines sans les expliquer, sans donner ce qu’elle lui inspirait ou si c’est parce qu’il est impossible de partager ça avec quelqu’un.
Peut-être que le rapport à la musique est trop intime, trop personnel, trop charnel pour pouvoir le retranscrire. Sans compter qu’en perdant l’instrumentale on perd aussi tout le travail de rythmique qui est fait.
Certaines strophes sont des bijous mais uniquement parce que le flow (c’est-à-dire la manière de poser les mots sur les battements) est un travail d’orfèvre. Que le sens ne soit pas si profond que ça… devient alors secondaire.
Quand Niro crache :
Ils t'aimeront quand t'es mort comme DJ Mehdi
J'ai mérité mes titres, plein de vérités j'ai dit
C'est pas de la comédie, j'ai médité
Mais qui t'es pour juger, critiquer, mes idées, mais dis
J'ai débridé mes vices, élucidé mes vies
J'aurais mieux fait d'éviter des feats et des beats et des hits
Mais j'ai kické, j'ai vite compris que j'étais pas comme eux
L’exploit est dans le nombre de sonorités en di/ti/vi/ci/ki/ri, placées de manière à la fois nonchalante et nerveuse. Très dur de montrer ça à l’écrit. On pourrait essayer avec du gras et en reflétant le tout dans la manière d’espacer :
Ils t'aimeront quand t'es mort comme DJ Mehdi J'ai mérité mes titres, plein de vérités j'ai dit C'est pas de la comédie, j'ai médi té Mais qui t'es pour juger, critiquer, mes idées, mais dis J'ai débridé mes vices, élucidé mes vies J'aurais mieux fait d'éviter des feats et des beats et des hits Mais j'ai kické, j'ai vite compris que j'étais pas comme eux
Pas sûr que ça fonctionne…
Alors je me suis dit que je devais me limiter aux strophes qui me marquent uniquement avec les mots. Bien sûr on ne peut jamais distinguer totalement les mots du rythme et de la voix puisque c’est ce qui permet d’être touché.
Par exemple on se moque parce qu’Orelsan a rappé dans son dernier album le problème avec la vie c’est qu’y’en a qu’une.
C’est vrai que c’est bateau. Mais dans la chanson ça marche parce qu’il prend une voix enfantine et puis accessoirement qu’il fait suivre par on soignera jamais la dépression comme on soigne un rhume.
On en vient au dernier problème : comment découper correctement ? Où s’arrêter. En mettre trop c’est perdre de la percussion, en mettre trop peu c’est prendre le risque qu’on passe à côté de la subtilité.
Du coup… je te propose un échantillon de ce à quoi pourrait ressembler ce mini-livre avec 5 strophes (au lieu de 100).
Ce qu’ils appellent être adulte c’est commettre l’adultère : tromper l’enfant qui est en toi pour devenir c’qu’on t’a dit d’être
Ici on est dans un des albums qui a changé ma vie. Entre ciment et belle étoile de Keny Arkana. J’ai découvert le concept même du marxisme à travers ce disque. C’est d’ailleurs un peu de la triche de prendre des strophes de Keny Arkana tant on est à la frontière entre la poésie et un simple discours politique qui rime.
Son album est un manuel de marxisme.
Cette strophe arrive quasiment à la fin de l’album. Dans un titre qui s’appelle Sans Terre d’asile et dont le début m’a également marqué à jamais :
Fatiguée j'avance, là où l'désespoir est lâche Ecrasée par terre, la Vie m'a dit "lève toi et marche" Ma fille, va au bout de tes rêves, et méfie toi de l'ordre Des prisons cérébrales héritées de l'Histoire de l'Homme Regarde le monde, sans t'imprégner de son mal Des tonnes de rêves en sommeil, et des être humains façonnables Des révoltes récupérées, des souffrances grisées Crimes d'état banalisés comme les enfances brisées Alors j'ai couru j'me suis retournée, j'étais seule J'ai cherché, et j'ai vu qu'il y avait plein de frères et soeurs ! Plein ! Condamnés à errer ou à rentrer malgré nous dans leurs rangs Parce qu'il n'y a pas de places pour nous dans leur monde Le temps voudrait nous corrompre à force de fermer les portes La Vie m'a dit " méfie toi de l'inertie de ton époque "
Mais, ce qui m’a vraiment attrapé aux tripes… je viens d’avoir 18 ans et j’entends :
Ce qu'ils appellent être " adulte ", c'est commettre l'adultère
Tromper l'enfant qui est en toi, pour devenir ce qu'on t'a dit d'être
Et là, je reste intellectuellement ébahi. Tout est dit. C’est tout ce que l’adolescent que je suis ressens. Cette pression pour devenir ce que je ne veux pas être. Me faire accepter des choses comme si j’étais anormal alors que j’ai la conviction profonde que quelque chose cloche.
Plus tard, je tomberai sur cette planche de BD qui est dans la même idée :
La strophe a également résonné particulièrement en moi parce qu’à ce moment je suis encore très influencé par la religion chrétienne et que l’interdit de l’adultère est extrêmement fort. La puissance symbolique de la comparaison me saisit. D’autant plus que je n’avais jamais remarqué avant que le mot adultère commençait comme le mot adulte.
C’est dur dans tout ce qui m’a influencé de dire ce qui a été le plus marquant, mais cette strophe fait clairement partie de mon panthéon personnel. Je l’ai dite à tellement de personnes… Je me la suis tellement répété.
Et pour l’instant, je crois que je n’ai pas encore perdu. Je n’ai pas encore commis l’adultère. Au contraire, plus le temps avance et plus mes idées se gauchisent.
On verra où ça me mène. Je ne serais pas le premier à dire qu’il veut rester de gauche et à finir vieux de droite comme tout le monde.
Mais peut-être que ce jour-là quelqu’un me fera remarquer que j’ai écrit ces lignes.
J’ai demandé ma route au mur, il m’a dit tout droit
On est en 2007. Ma petite soeur n’arrête pas de me dire que Booba c’est génial. Je déteste. Sa voix m’est insupportable. Je n’aime pas particulièrement le rap. J’écoute plutôt du Dancehall à cette époque. J’ai un peu écouté Eminem, un peu MC Solaar, mais ça s’arrête là.
Je me rappelle que le clip numéro 10 avait tourné en boucle quand j’étais au lycée. Et vraiment j’aimais pas. Y’a des artistes comme ça où la voix me repousse. Bob Dylan par exemple. Et dans le cas de Dylan je n’ai jamais réussi à passer outre.
Booba, ma soeur insiste.
Un jour j’essaie. Après tout on est à une époque sans Spotify. Elle a l’album sur une clé usb et j’ai déjà écouté en boucle mes albums habituels. Donc pourquoi pas essayer.
Je commence par l’album Ouest Side.
Et c’est un traumatisme.
C’est dur de retranscrire la violence d’être plongé dans la poésie de Booba. Surtout Ouest Side. Surtout quand on est Noir. Il y a dans cette poésie à la fois toute la douleur de l’esclavage :
Tout commence dans la cour de récréation Malabar, Choco BN, "sale noir !", ma génération (...) J'ai grandi, j'suis mort en silence Crucifié sur une caravelle sous l’œil éternel d'une étoile filante Dans ce capharnaüm, derniers seront les vainqueurs Mes rimes te touchent au cœur, en plein sternum La vie d'un homme, la mort d'un enfant Du sang royal dans les veines, premier en sport et en chant
On mélange le “je” avec un grand “nous”. Le je qui est mort en silence est-ce Booba ? Est-ce l’ensemble des Noirs ?
Si c’est Booba qui est mort crucifié sur une caravelle c’est pour laver quel pêché ?
Le plus déchirant étant la dernière phase : le sang royal dans les veines renvoie à l’idée que certains d’entre nous étaient de familles royales en Afrique avant d’en être arraché. Cette idée persiste avec premier. Qui vient directement en écho de derniers seront les vainqueurs (qui venait déjà en écho de la crucifixion puisque c’est une référence à la Bible)… car la phrase de la Bible c’est plutôt les derniers seront les premiers.
Sauf que… ça retombe brutalement à la réalité. On sera (impossible de dire si premier est au pluriel ou au singulier puisque c’est à l’oral et qu’on a mélangé je et nous) les premiers mais uniquement en sport et en chant. Les seuls endroits où un Noir français peut briller.
C’était une longue introduction puisque la strophe dont je veux te parler n’est pas dans cette chanson (du même album). Là c’était Pitbull une chanson qu’à la fois j’adore et j’aime moins de Booba car c’est une des rares où il écrit de manière non kaléïdoscopique. C’est-à-dire qu’il a un thème et qu’il le déroule. Ce n’est pas un puzzle de mots et de pensées à déchiffrer. Même si on vient de voir que y’a quand même une construction complexe.
Non, celle qui m’a le plus marqué, le plus rapidement c’était : J’ai demandé ma route au mur, il m’a dit tout droit.
Là où j’ai mis des années à comprendre la strophe précédente avec la caravelle, celle-ci j’ai été frappé dès la première écoute.
C’est si simple, si vrai, si important à comprendre.
En politique notamment. Si tu demandes à Total comment faire la transition écologique, la réponse sera de continuer. Si tu demandes conseil à quelqu’un qui a un intérêt à te voir échouer, tu risques de l’entendre t’exhorter à finir dans le mur.
C’est basique, mais c’est dit si efficacement. Je l’envoie régulièrement pendant des débats.
Ce qui est fou c’est que cette phase est dans une des chansons que j’aime le moins, que j’écoute le moins de l’album. C’est à la fois une de mes phases préférées de Booba et une de celles que j’ai le moins réécoutée.
Si l'Tout-Puissant est amour, pourquoi sa parole divise ?
On est beaucoup plus tard. J’écoute en boucle Booba, Keny Arkana et Orelsan. Je rencontre un camarade d’école qui va me dire qu’il faut faire toute mon éducation rap, que ce n’est pas possible que je ne connaisse pas le tout premier album de Booba, que Keny Arkana c’est pas vraiment de la poésie, que Diams… mdr.
Il me conseille alors d’écoute Lino. Il me passe son disque dur, j’écoute l’album Paradis Assassiné. Et arrive, vers la fin, Paradis Airlines. Une chanson sans refrain, juste Lino en fleuve.
Et là j’entends :
J’suis là, assis seul dans les ténèbres, braquant le ciel du regard On a l’art d'pisser la douleur quand on nait nègre Le bien a déserté l’écran, on célèbre nos noces de feu L’argent veut assassiner Dieu, le trône est vacant Sur toutes les lèvres, on lit la même prière : les cieux on vise Si l'Tout-Puissant est amour, pourquoi sa parole divise ? Le Monde est à nous, vu qu’on y vit J'veux crever l’arme au poing et pas à genoux, c’est réel, c’est pas MTV
Je ne sais pas quoi rajouter. Je t’ai déjà parlé de cette strophe.
Le champ lexical du braqueur : braquer le ciel du regard, l’argent assassine, crever l’arme au poing…
La phrase énigmatique mais en même temps si claire : on a l’art de pisser la douleur quand on nait nègre.
Le blasphème : le monde est à nous (sous entendu pas à Dieu donc).
Mais surtout ce coup de massue avec cette question : si Dieu est amour pourquoi les livres qui sont sa parole créent des guerres ?
J’entends ça, je suis en pleine période de doute de ma foi. Ça fait partie des choses qui ont fini de me faire basculer de l’autre côté.
Si on admet que : Dieu est omnipotent, que la Bible (et/ou le Coran) est sa parole, et qu’il est bienveillant envers nous… comment expliquer ça ?
Alors, on peut l’interpréter en se disant que Lino accuse plutôt les hommes. D’autant plus qu’il continue plus tard avec :
La foi dans l'Créateur, pas en l’homme et ses légions
Mal comprise, religion devient arme de destruction massive
Mais j’ai choisi une autre interprétation : il nous faut douter des hypothèses de base. Soit Dieu n’est pas omnipotent, soit la Bible n’est pas sa parole, soit Dieu n’est pas bienveillant envers nous.
La théodicée est une des choses qui m’a sorti du christianisme. Qu’est-ce que c’est ? Un mot compliqué pour dire la tentative d’expliquer pourquoi il arrive des choses mal à des personnes bien alors que Dieu est amour et omnipotent.
Je n’ai jamais été convaincu par les explications. Et certainement pas par celle ci :
Mais là où la strophe de Lino est terrible c’est qu’il rajoute un autre élément : non seulement le mal existe mais une partie a été déclenché par le livre lui-même qui est la parole de Dieu.
Si j'frappe sans raisons, l'Histoire m'en trouvera une
On est toujours avec Lino, mais hors d’un album. C’est un featuring avec Médine : Poussière de guerre.
J’entends cette phrase et je la trouve absurde. À ce moment je n’ai pas encore compris comment fonctionne l’Histoire. Du coup je ne comprends pas pourquoi dans le refrain il dit :
Inscrit l'Histoire sur un CD-RW
Non pas parce que je ne comprends pas ce qu’est un CD-RW : on est en 2008 donc j’utilise encore des CD-RW, c’est-à-dire des CD qu’on pouvait effacer pour remettre quelque chose par dessus.
Juste je ne comprends pas. Pour moi l’Histoire y’en a qu’une. Je ne comprends pas encore la phrase L’histoire est écrite par les vainqueurs.
Ou, en version Booba bien plus tard :
Les vaincus l’écrivent, les vainqueurs racontent l’histoire.
Et donc arrive cette strophe qui, même si je ne la comprends pas, m’attrape au ventre :
Des traces de griffes sur l'cou, j'grave la guerre sur les ondes Et l'cadavre de la paix a des lambeaux d'chair sous les ongles Beaucoup d'crises et si j'frappe sans raisons, l'Histoire m'en trouvera une
Déjà c’est très visuel. On commence en se demandant pourquoi il a des traces de griffes, puis on a la réponse : il s’est battu avec la paix.
Et on enfonce le clou : l’Histoire elle sert à expliquer après coup pourquoi on fait la guerre. Ça marche dans ce sens.
Ça rejoint une idée qui est développée dans Rules for radicals que je te cite de tête : il ne peut pas exister de traître qui gagne, un traître qui gagne on appelle ça un père fondateur de la nation.
Ce n’est que plus tard, en m’intéressant à l’Histoire que j’ai compris qu’elle n’est que de la politique cristallisée et qu’il y a donc une histoire racontée par l’extrême-droite et une histoire racontée par la gauche.
Mais surtout, Lino enchaîne avec un autre coup de massue
Pas à ma place dans l'hexagone, écrasé, coupable
Sur ma face, j'porte mon étoile jaune
Encore, le poids d’être Noir en France. L’image est si bien écrite que je ne pense même pas avoir besoin de te l’expliquer ?
Et vu qu’j’ai vu à qui profite la merde j’ai épousé la lutte
On est de retour avec Keny Arkana, mais bien plus tard. Nous sommes en 2012, je reviens d’un Erasmus en Pologne. Un ami m’accueille en coloc chez lui.
J’ai 23 ans. J’écoute Keny Arkana depuis mes 18 ans. Mais elle n’a sorti aucun album depuis que je la connais. Elle sort donc ce deuxième album. 5 ans après ma première écoute du premier.
Au moment où j’écris ces lignes, 5 ans ça me paraît rien. Y’a 5 ans on était en 2017. Mais à l’époque, 5 ans c’est presque la moitié de ma vie consciente.
Du coup, je me jette dessus.
Je suis un peu déçu car je ne prends pas la même claque que le premier. Mais il y a cette chanson qui sort du lot : Entre les lignes #2: 20.12
Dedans, plein de strophes m’ont marqué. Donc on y reviendra.
La chanson commence par un coup de poing qui fait écho à la phase que j’adore de l’enfant et de l’adultère :
Oui j’ai juré d’rester la même
Mais qui suis-je ?
Simple. Mais si efficace.
Et on arrive à celle-ci :
Bienvenue ici-bas, asile grandeur nature, communication hertzienne
Pour s’faire entendre faut brûler des voitures
Alors j’écris entre les lignes et les ratures
Entre la lumière et la brume, entre le soleil et la luneCar j’ai grandi trop vite, je rejette la vie d’adulte
Et comme j’ai vu à qui profite la merde j’ai épousé la lutte
Toi qui es parti marcher tes rêves, je te salue
Encore un écho à sa phase de l’adultère : J’ai grandi trop vite, je rejette la vie d’adulte
et comme j’ai vu à qui profite la merde j’ai épousé la lutte
Je me sens tellement en résonance avec ça. Ou alors en inverse de résonance : je n’ai jamais grandi, j’accepte la vie d’adulte mais pas celle qui serait un adultère de l’enfant en moi. Et ce qui m’enrage c’est non pas à qui profite le chaos de ce monde mais qui il prive d’une vie décente.
Mais, je ne sais pas pourquoi, sa formulation me parle.
En vrai… je pourrais copier toute la chanson tellement tout résonne :
Préserve ton esprit, les médias c’est l’arme du règne
Ceux qui accusent l’incendie sont souvent ceux qui l’allumèrent
Y’a plus qu’à…
Au moins si je n’écris jamais ce livre (ce qui est probable) j’aurais au moins essayé un échantillon. J’ai adoré faire cet exercice, ça m’a donné envie de continuer. Mais ce n’est pas la priorité du moment. Sauf si je vous fait le livre à coup de 20 emails et qu’après je mets tout dans un livre (mais ça spoilerait tout… peut-être faire la suite uniquement pour les premiums du coup…).
Affaire à suivre !