5 réponses sur le RN
Hier je vous ai posé une série de questions sur le RN. La première c’était sur la composition de leur corps électoral :
Et bien sûr c’était un piège. Ce qui est vrai c’est que le RN est le parti qui fait le plus gros score chez les ouvriers. Mais ça ne veut pas dire que les ouvriers sont le plus gros des forces.
Pour le comprendre, imagine que je te demande
qui est le parti pour qui vote le plus Nicolas Galita ?
La réponse c’est LFI.
Maintenant si je te dis :
qui sont les plus nombreux parmi les électeurs LFI ?
Bah c’est évident que la réponse c’est pas Nicolas Galita puisque je suis qu’un seul.
C’est pareil ici.
Le plus gros des électeurs RN sont composés de Retraités.
Pourtant le RN n’est que deuxième chez les retraités, très très très loin derrière LREM. Mais genre vraiment loin. Et quasiment troisième ex-aequo avec LFI.
Mais y’a tellement de retraités que ça suffit à en faire : 24% des électeurs RN.
Bon… disons que c’est une anomalie statistique. Qui est la seconde force ? Toujours pas les ouvriers : ce sont les employés. Et les ouvriers sont quasiment aussi nombreux que les profession intermédiaires (donc des cadres “inférieurs”).
En résumé, sur 100 personnes qui ont voté Marine Le Pen en 2022 on avait :
24 retraités,
22 employés,
17 ouvriers
15 professions intermédiaires
Je trouve que c’est important car on aime trop dépeindre le vote RN comme un vote ouvrier de personnes dont le poste a été menacé par la délocalisation et du coup ils expriment leur colère ainsi.
#2 | Moins on est diplômé plus on a de chances de voter RN
Vous avez été 74% à bien répondre. Il n’y avait pas de piège : c’est vrai. Il y a un lien fort entre le niveau de diplôme et le fait de voter RN.
Effectivement, plus d’un tiers des votants RN ont un niveau de diplôme inférieur au bac.
Ce n’est pas une question d’intelligence mais plutôt de blessure originelle. Des gens qui ont un parcours scolaire humiliant (mais qui ont parfois quand même réussi à s’en sortir financièrement).
Et ça a un lien très fort avec leur vote.
Pas forcément comme tu imagines.
En fait le lien c’est qu’il considère que l’école se dégrade parce que y’a trop d’élèves racisés. MAIS ils n’ont pas les moyens d’aider leurs enfants à la maison car ils n’ont pas le bagage scolaire pour :
Ce besoin de sécurisation scolaire apparaît d’autant plus nécessaire que les personnes interrogées ont le sentiment de ne guère pouvoir compter sur leurs ressources propres pour assurer la réussite à l’école de leurs enfants, ou du moins les protéger de l’échec scolaire.
Il faut ici rappeler que le niveau de diplôme est l’une des variables les plus prédictives du vote RN. Derrière ce résultat statistique, on retrouve chez ces électeurs des trajectoires scolaires souvent heurtées, relativement courtes, vécues difficilement.
C’est ainsi un certain rapport à l’école, distant voire défiant, qui apparaît comme l’un des facteurs communs à une partie importante de cet électorat.
Durant ma recherche, beaucoup d’enquêtés m’indiquent n’avoir « pas aimé l’école », ou n’être « pas faits » pour les études, trahissant le désajustement entre leur propre socialisation et les attentes de l’institution scolaire.
Ayant néanmoins tout à fait intégré, pour leurs enfants, la nécessité sociale des certifications scolaires, ces parents éloignés de l’école et de ses enjeux se retrouvent particulièrement sensibles aux incertitudes qui pèsent sur le « vrai » niveau des établissements publics auxquels ils sont rattachés par la carte scolaire.
Le recours à l’école privée, malgré son coût élevé, leur permet ainsi, comme on me le répète à l’envi, d’être « tranquilles » – c’est-à-dire au moins partiellement libérés des inquiétudes qu’ils éprouvent au sujet de l’encadrement scolaire et culturel de leurs enfants.
#3 | Des propriétaires ?
Alors là, j’ai été impressionné ! Vous êtes des géographes :
C’était effectivement ça : c’est vrai dans le Sud et faux dans le Nord.
Le sud-est de la France, et plus précisément la région Sud-PACA où j’ai mené mon enquête, constitue le berceau historique de l’extrême droite française durant la seconde moitié du XXe siècle.
Territoire de soutien à Jean-Louis Tixier-Vignancour, défenseur de l’Algérie française et porte-parole de l’extrême droite dans les années 1960, la région s’impose comme un bastion majeur du lepénisme à partir du milieu des années 1980. C’est également dans cette région que le FN conquiert ses premières municipalités au cours des années 1990, avec l’accession au pouvoir dans les villes de Toulon, Marignane et Orange, puis Vitrolles.
En 2014, plus de la moitié des nouvelles mairies remportées par le parti se situent dans le Sud-Est, reconduites pour la plupart sous les couleurs du RN en 2020. Au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 comme de 2022, Marine Le Pen est la candidate qui arrive en tête en Sud-PACA.
Avec 21 députés RN élus lors des législatives de 2022, la région apparaît comme la « principale zone de force du mouvement lepéniste », faisant la démonstration de son implantation locale. Quel que soit le type de scrutin considéré, le RN est passé au cours de la dernière décennie « du statut d’adversaire menaçant et sans trophée à celui de parti dominant » dans ce territoire. L’offre politique lepéniste y fait désormais pour ainsi dire « partie du paysage » et confirme élection après élection sa normalisation.
Il reste que, en termes de caractéristiques sociales, différentes enquêtes électorales ont établi que l’électorat lepéniste « sudiste » est tendanciellement moins ouvrier et moins frappé par la pauvreté et par la précarité que son homologue du Nord-Est.
On trouve ainsi, parmi les électeurs RN du Sud-Est, davantage de ménages imposables, propriétaires de leur logement, certes peu diplômés mais occupant des emplois relativement stables dans des secteurs peu délocalisables ou touchant désormais leur retraite.
Enquêter dans le sud de la France permet dès lors de se pencher sur cette fraction de l’électorat lepéniste qui a reçu moins d’attention publique au cours des dernières décennies. Le discours médiatique dominant, de même que beaucoup d’études de sciences sociales, s’est en effet surtout concentré ces derniers temps sur la progression du vote d’extrême droite au sein d’une classe ouvrière frappée par la désindustrialisation et la restructuration constante du marché du travail, et ce tout particulièrement dans les régions du nord de la France.
Si cette progression est bien réelle et gagne à être étudiée, il faut aussi rappeler que le socle électoral de ce parti ne se résume absolument pas à ses éléments ouvriers. Le RN a toujours aussi recruté auprès d’employés (au sens de l’Insee), d’artisans et de commerçants, de professions intermédiaires, de petits retraités.
Dès ses premières réussites électorales et encore aujourd’hui, il a pu compter sur certaines fractions des couches médianes de la société française, et ses scores continuent même de progresser auprès de ces catégories lors des dernières élections.
Comme on le verra, si j’ai rencontré dans ma recherche des électeurs présentant une diversité de situations sociales, les personnages principaux de ce livre sont à l’image de cet électorat « sudiste » composé de classes populaires stabilisées et de petites classes moyennes, avec certains secteurs professionnels surreprésentés comme l’artisanat, le petit commerce ou encore les métiers relatifs à la protection et à la sécurité.
Effectivement, j’ai l’impression qu’on ne voit que le Nord ! Pour nous dire qu’au fond ce sont des fâchés pas fachos… et que comme ils sont pauvres il faut pas trop être méchant en leur disant que c’est raciste de voter RN.
#4 | Le racisme est économique, l’économie est raciale
On entend beaucoup cette opposition. Comme quoi les électeurs RN sont avant tout des personnes en précarité économique.
Alors, déjà ce n’est qu’à moitié vrai. Les personnes gagnant moins de 900€ ont voté Mélenchon. De loin (34% contre 26% pour le RN).
Ensuite les personnes gagnant entre 900 et 1300€ ont voté quasiment ex-aequo entre Mélenchon et Le Pen (25% contre 28%).
Ensuite c’est sur les personnes entre 1300 et 1900€ que le RN est premier ex-aequo avec Macron (26%).
N’oubliez pas que “ouvrier” n’est pas un synonyme de pauvre. Une femme de ménage qui bosse à mi-temps dans un hôtel est une employée.
Ensuite… séparer racisme et économique c’est déjà ne pas comprendre le racisme. Le racisme est un modèle qui permet précisément de priver de pouvoir (et donc d’argent) les personnes non-blanches.
Pourquoi voter pour le RN ? Comme souvent, les réponses dépendent de la manière de poser les questions. À propos du vote d’extrême droite et de ses évolutions, beaucoup de débats récents ont pris la forme de ce qu’il faut bien appeler un faux problème, en mettant en opposition, d’un côté, les motivations électorales dites « économiques » et « sociales » (la peur du chômage, les inquiétudes face à la baisse du niveau de vie), de l’autre, des raisons désignées comme « culturelles » ou « identitaires » (le refus de l’immigration, le rejet de l’islam).
La structuration de ces motivations pourrait alors varier d’un électeur à l’autre, mais aussi évoluer dans le temps, avec un électorat de Jean-Marie Le Pen présenté comme davantage animé par la xénophobie, quand celui de Marine Le Pen aurait désormais des préoccupations avant tout « sociales ».
Cette partition prend parfois aussi un tour géographique, opposant un électorat « du Nord » plus sensible aux enjeux économiques et un électorat « du Sud » davantage identitaire.
Force est pourtant de constater, une fois sur le terrain, que ce type d’opérations – distinguer ces thématiques pour les hiérarchiser – ne fait guère sens. À écouter les électeurs, à les laisser développer leurs raisonnements, on se rend vite compte que ces différents enjeux ne sont en réalité pas séparables et que tout le problème est justement de comprendre comment ils se retrouvent entremêlés.
Le racisme est justement un guide pour savoir comment redistribuer les richesses. Y’a l’idée chez les électeurs du RN que les immigrés sont des chômeurs qui profitent de la solidarité française.
Ça c’est raciste ou économique ? Bah c’est les deux.
Pour Christophe, la figure du « branleur » recoupe très régulièrement celle de l’immigré, de l’étranger, de « l’arabe ». Ce recoupement, non systématique mais très récurrent, apporte une charge affective et normative supplémentaire au ressentiment.
En effet, si Christophe juge la situation de son couple inéquitable en soi (toujours « payer pour les autres »), le système de redistribution français lui apparaît d’autant plus intolérable que ses bénéficiaires sont jugés extérieurs au périmètre légitime de la solidarité nationale.
Moi, ça me fait chier de donner des impôts, pour… Moi, je vois ma femme, elle est à son compte, ça me rend fou les impôts qu’elle donne, et quand on voit ce qu’on en fait, des fois mais ça donne envie de péter la télé ! Quand on te dit qu’il faut donner 2 000 euros pour les immigrants, pour les renvoyer chez eux, mais qu’est-ce que tu vas leur donner 2 000 euros ?! Mais donne-les au petit vieux qui a une pension de 200 euros par mois, quoi, tu vois, donne-le au jeune qui veut trouver un emploi, faire sa formation…
Ou encore :
Se défendant de tout racisme en rappelant ses propres origines arméniennes, Michel m’affirme qu’il n’a « rien contre l’immigration ». À la condition cependant que les immigrés soient travailleurs et productifs, apportant à la nation plus qu’ils ne lui coûtent – comme le sont à ses yeux les immigrés « européens », à l’inverse des « autres » qui viennent « pour le social » et « profitent du système ».
Ça c’est raciste ou économique ? Là encore c’est les deux.
Pire encore… ce sont des personnes de droite. Donc elles sont résignées sur le plan économique : on ne peut pas changer le système. Elles voient l’économie comme figée. MAIS pas la lutte contre l’immigration.
En ce sens c’est l’inverse de nous : on se dit qu’on peut changer l’économie et accepter tout le monde.
Mais il ne faut pas sous-estimer à quel point le racisme propose une vérité économique :
Dans ce cadre, l’immigration, et singulièrement l’immigration extra-européenne, apparaît aux yeux de mes interlocuteurs comme une charge dont l’économie nationale pourrait, et devrait, se passer.
Les électeurs RN concluent dès lors assez vite à l’irrationalité économique des politiques migratoires (« Pourquoi on fait venir des chômeurs ? »). Face à ce qui est considéré comme une véritable absurdité, les dirigeants politiques semblent décidément bien passionnés à vouloir mettre en œuvre, quoi qu’il en coûte, de telles politiques.
Règne ainsi le sentiment que l’immigration constitue une véritable passion d’État, irrationnellement et déraisonnablement tournée contre les natifs.
#5 | La vie des blancs est plus compliquée
Pour parachever le tout, il y a chez les électeurs RN un déni du racisme.
Que ça soit sur la police :
Cette permissivité étatique est perçue comme d’autant plus injuste qu’elle semble appliquée inéquitablement : l’État est ainsi accusé d’une « gestion différentielle des illégalismes », mais ici à l’avantage de la petite délinquance et de ses auteurs.
La sanction est réputée bien plus systématique lorsqu’il s’agit de « coller un PV parce que vous n’avez pas mis la ceinture » ou avez dépassé de 10 km/h la vitesse autorisée que lorsqu’il faut mettre fin, par exemple, à des trafics de drogue, aux rodéos nocturnes ou aux fraudes dans les transports en commun.
Comme me l’affirme Chloé, trente-deux ans, employée dans la restauration, la police est toujours « là où il n’y en a pas besoin » :
La présence policière, elle est là où il n’y en a pas besoin en fait. La police elle va là où elle a le droit de faire quelque chose, là où elle peut faire quelque chose. […] L’autre jour j’ai vu un monsieur, à sept heures du matin, qui s’est fait arrêter [par la police], il était en trottinette électrique, et ils lui ont demandé son assurance pour la trottinette, ils lui ont dit qu’il n’avait pas son gilet… Et ils lui ont fait à lui, mais voilà, on sait très bien qu’ils ne l’auraient pas fait à n’importe qui.
Comme par hasard, ça va être le mec qui part travailler à sept heures du matin, blanc, tranquille. Et par contre, la racaille qui est en trottinette électrique, ça, même pas ils essaient quoi. On le sait ça : ils sont tranquilles quoi.
Ce sont des illégalismes populaires qui sont ici visés, mais ceux-ci, à nouveau, se spécifient par la convocation implicite ou explicite de figures racialisées, mises en contraste avec des incarnations de la respectabilité (ici un homme blanc, travailleur, « tranquille »).
On retrouve la même logique d’inversion du discours repérée plus haut : beaucoup des électeurs interrogés semblent convaincus qu’il existe une clémence étatique particulièrement forte à l’égard des « jeunes de banlieue » ou de la « racaille », expressions généralement utilisées pour désigner de jeunes hommes de classes populaires, le plus souvent non blancs – alors que l’on sait qu’ils représentent au contraire une véritable « clientèle policière », quotidiennement ciblée par les forces de l’ordre.
De façon similaire, la situation carcérale m’est régulièrement décrite comme très, et donc trop, confortable pour les détenus. L’emprisonnement est souvent qualifié, sous les traits de l’humour, comme une expérience tranquille, « cool », proche du centre de loisirs ou du séjour de vacances – on m’évoque ainsi les « PlayStations » dont bénéficieraient les détenus et l’on compare parfois la prison au « Club Med ».
Ou sur les logements :
C’est le cas pour Pascal, retraité qui a enchaîné des emplois courts toute sa vie (dans la vente, la livraison, l’industrie) et dont un des fils, chauffeur-livreur pour une entreprise privée, peine à trouver un logement. Lors de l’entretien mené avec lui, il me répète que « les logements sociaux, c’est que pour eux […] toujours pour les mêmes ».
Après m’avoir parlé de la situation compliquée de son fils (« Il est en train de divorcer là, eh bien il demande un logement, et on lui dit non »), il ajoute, à propos d’un nouveau voisin qu’il identifie comme immigré maghrébin : « Et nous, juste derrière [chez] nous, il y en a un nouveau qui s’est installé, alors c’est lui qui l’a eu [le logement social] ! »
Dans un autre registre, Jack, un indépendant de cinquante ans, m’explique avoir vu une de ses demandes d’aide refusée et ironise sur le fait qu’il aurait mieux fait d’imiter l’« accent arabe » lors de l’appel téléphonique auprès du centre social. À nouveau, la logique du racisme fonctionne comme un régime discursif concurrent à celui des sciences sociales.
Alors que ces dernières ont objectivé les différentes discriminations à l’œuvre dans l’attribution d’aides sociales auprès des publics minoritaires, le privilège est ici retourné : les différences de traitement au détriment des minorités sont ignorées ou déniées, jusqu’à être conçues et présentées comme à leur avantage.
Même le moyen de transport est passé sous le prisme du racisme. On a le cliché de l’extrême-droite qui adore la voiture. Bah c’est aussi parce que le transport en commun touche à une question raciale :
À nouveau, ce sentiment général s’actualise au niveau local, par exemple à propos des dépenses publiques à destination des quartiers défavorisés. Sur mon terrain, le projet de construction d’un tramway traversant les quartiers périphériques d’une des villes étudiées constitue un sujet d’indignation ordinaire et très récurrent.
En plus d’impliquer la fermeture de certains parkings (et donc d’augmenter les difficultés à se garer en ville), cet équipement collectif coûte cher et, surtout, va profiter aux quartiers jusque-là peu desservis par les transports en commun.
Pour les ménages des classes moyennes ou populaires qui n’y habitent pas, et sont par ailleurs peu dépendants des transports en commun dans leurs déplacements (l’automobile étant le moyen de transport privilégié), il s’agit d’une dépense publique supplémentaire (« Et qui va payer ? ») réalisée pour « eux ».
Robert, ouvrier retraité, est très explicite sur ce point : « Le tramway ? C’est une connerie manifeste. Les travaux qu’ils font là, c’est pour arranger qui ? Encore les [propos raciste pour désigner une personne arabe]. Ça va aller jusqu’à [la cité], là-bas où il y a tous les quartiers. »
Source
Toutes les citations viennent du livre de Félicien Faury :
Des électeurs ordinaires: Enquête sur la normalisation de l'extrême droite